Je vous offre ces quelques modestes réflexions, issues des derniers débats, notamment ceux qui ont entouré la fameuse élection législative partielle, dans la troisième circonscription du Lot. La question est simple, mais épineuse : quelle attitude adopter face au Front national ? Inutile de dire que je ne dispose que de peu d’éléments de réponse. J’ai déjà dit dans ces pages ce que je pensais de la « stratégie patriotique » et des références républicaines. Mais voyons désormais ce que nous pouvons faire de concret pour tenter de faire pièce à l’extrême-droite. Je précise tout de suite que ce billet concernera un peu plus les attitudes à abandonner face au Front national plutôt que les tactiques à adopter… Mes réflexions sur ces dernières sont encore embryonnaires, même si j’y ai déjà passé plusieurs mois.
1. Ne pas les sous-estimer
Première constatation, malheureusement d’évidence, et malheureusement très peu comprise par nos camarades. Cela fait plus de quarante ans que notre camp sous-estime l’extrême-droite, avec les résultats que l’on sait. Cette terrible erreur stratégique s’incarne dans l’attitude adoptée dans les années 1980 face à Jean-Marie Le Pen. Le fait est que la gauche socialiste, mise devant le visage de brute de Le Pen et ses jeux de mots ahurissants, l’a tout de suite pris pour un abruti, et l’a traité comme tel. C’est tout à fait flagrant lors des fameuses émissions de L’heure de vérité, en 1984 et 1985. Jean-Louis Servan-Schreiber, Jean-François Kahn ou Franz-Olivier Giesbert l’ont tous, à un moment ou à un autre, considéré comme un idiot. Le problème, c’est que Le Pen n’est objectivement pas un idiot. Il est même sans doute l’un des hommes politiques les plus retors de sa génération ; il suffit juste de le comparer avec un Giscard ou un Balladur pour s’en convaincre. Donc les représentants des media dominants ont voulu renvoyer Le Pen dans les cordes en usant d’arguments de troisième zone, l’accusant d’apologie de la torture, de fascisme, d’antisémitisme, de captation illégale d’héritage. Ces éléments sont peut-être exacts du point de vue factuel, mais en choisissant d’attaquer la personne Le Pen au lieu de son programme, trop grotesque pour être selon eux débattu, ils sont directement tombés dans le piège du Breton. Heureux de démontrer qu’il était seul contre tous, et donc seul à être véritablement opposé au système qu’il dénonçait, le leader du Front national a fait preuve d’une indéniable virtuosité médiatique : indignation outrée, ironie, humour (de très mauvais goût), refus des règles imposées. Le Pen a ainsi réussi le tour de force de susciter une certaine sympathie autour de sa personne, sans jamais discuter ni de la faisabilité de son programme ni de ses conséquences.
La même méprise fondamentale a eu lieu autour du Front national dans son ensemble. Il est plus que courant, à gauche, d’entendre traiter les militants du FN de « gros cons ». Il est certain que le niveau intellectuel de la base militante du Front national peut paraître assez faible, mais il s’agit sans doute d’une illusion. Ceux-ci ne sont ni plus bêtes ni plus intelligents que ce que l’on peut trouver à gauche, et peuvent en partie être comparés avantageusement aux adhérents de l’UMP, notamment sur le plan de la culture politique. Ceci même s’il s’agit d’une culture politique assez orientée, où l’on parle plus de Doriot que de Gandhi… Mais le problème principal concerne la direction. Il est tentant de voir en François Duprat, Jean-Pierre Stirbois, Carl Lang, Jean-Claude Martinez ou Bruno Mégret une bande de fascistoïdes sans idées ni programme qui prospèrent simplement sur la haine que quelques électeurs abrutis vouent à l’étranger. Rien n’est plus faux. Ces gens-là avaient une vision du monde, une stratégie, et une tactique. Ils ont émis des idées, les ont appliquées. Ils se sont souvent trompés, et ont tiré les conséquences de leurs erreurs. Ils ont même surmonté, en partie, les tendances groupusculaires de l’extrême-droite. Ceci, couplé à une persévérance étonnante, explique le succès électoral d’une droite que l’on croyait disparue dans les oubliettes de l’Histoire. Le dernier venu dans cette longue succession, Florian Philippot, se place dans la droite lignée des Le Gallou et Mégret : des hauts fonctionnaires opportunistes mais malins, qui se jouent avec facilité des tactiques éculées de leurs adversaires.
Aussi, mais cela ne nous concerne pas directement, il serait intelligent de ne pas se servir de l’extrême-droite pour gêner la droite parlementaire. Ce genre de raisonnements pseudo-machiavéliens ne mènera qu’à des répétitions du 21 avril. Comme le disait déjà CSP il y a trois ans, la gauche socialiste n’a jamais compris le fascisme. Par contre, celui-ci a toujours su comment utiliser la gauche de gouvernement. Mitterrand le savait sans doute, et a laissé cet héritage empoisonné à ses successeurs en toute connaissance de cause.
Comment, alors, ne pas sous-estimer l’adversaire ? La réponse est simple, camarades : connaître l’histoire de l’extrême-droite française. De Joseph de Maistre à Obertone en passant par Maurras, des Émigrés à Serge Ayoub en passant par Marcel Bucard, il y a fort à faire. Je place ce blog, comme vous avez sans doute pu le remarquer, dans cette perspective.
2. Ne pas s’indigner
J’avais déjà abordé ce problème il y a quelques mois, mais je me vois forcé de réitérer, ne serait-ce que depuis la mort de notre camarade, deux semaines plus tôt. C’est probablement le point le plus difficile : n’importe quel gauchiste normalement constitué sombre dans l’hystérie la plus totale face au discours d’extrême-droite lambda. C’est tout à fait normal, et même naturel. Ces opinions paraissent inacceptables car elles sont inacceptables. Le monde tel qu’ils le conçoivent est monstrueux. Un réflexe d’horreur face à de telles idées est une réaction salutaire, car elle prouve que nous ne sommes pas comme eux, et que nous ne le serons jamais. Cependant, cela se transforme très rapidement en désavantage, en annihilant toute réflexion préalable. L’indignation morale est un bon carburant, mais devient souvent un terrible handicap. On assiste donc à d’innombrables confusions terminologiques en ce qui concerne les idées d’extrême-droite, qui émoussent une bonne partie de nos tentatives de contrer la réaction sur le terrain idéologique. La pire est à mon sens la confusion entre xénophobie et racisme. La première est incomparablement plus développée que le second ; les sentiments xénophobes, insupportables, sont une des constantes des sociétés humaines. Mais en qualifiant systématiquement de racisme les xénophobes, nous avons occulté un phénomène très inquiétant, à savoir la diffusion de plus en plus large de thèses véritablement racistes (c’est-à-dire prônant la supériorité naturelle d’un groupe humain lié par le sang sur un autre). Un peu de sang-froid aurait pu nous éviter cette mésaventure, et nous aurions peut-être réagi à temps. Ce qui est surtout en cause dans cette histoire, c’est la vision purement morale du problème : « le racisme est inacceptable car il est mauvais ». Certes. C’est tout à fait juste. Mais nous faisons de la politique, pas de la morale. Il convient de ne pas l’oublier. Nos buts sont moraux, mais notre réponse doit être politique : il faut savoir en quelles circonstances se développe le racisme, pourquoi, quels sont ses buts, sa dangerosité, pour pouvoir ensuite trouver les bonnes décisions à prendre. Mais ce travail d’introspection a justement été délaissé, à cause de la nature purement éthique de notre attitude face à l’extrême-droite, tétanisée devant la cruauté de l’adversaire.
3. Critiquer nos tactiques
Je veux aborder ici le problème de la tactique Front contre front. Comment la définir ? C’est assez difficile, mais l’on peut dire qu’il s’agit d’une tactique initiée par Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche à partir de février 2011 privilégiant la confrontation directe avec le Front national plutôt qu’avec la droite classique ou la gauche gestionnaire. Jean-Luc Mélenchon est donc rapidement devenu le meilleur ennemi de Marine Le Pen, s’opposant à chacune de ses prises de position. Le but était simple : arrêter la progression du Front national dans l’électorat populaire en démontrant que son programme économique et social était foncièrement droitier, et donc contraire aux intérêts des classes laborieuses. L’idée était séduisante, la forme aussi. Mélenchon est un excellent orateur, un très bon débatteur, sans doute meilleur que la fille Le Pen. Seulement voilà : le Front national se moque bien de Jean-Luc Mélenchon. Marine Le Pen, suivant sans doute les conseils de son entourage, n’a fait que se dérober aux coups de son adversaire, comme par exemple lors de ce stupéfiant passage de Des paroles et des actes où elle refusa de répondre au coprésident du Parti de gauche. Le bénéfice de cette tactique n’est guère apparu à l’issue de la campagne présidentielle, mais cela n’arrêta pas Jean-Luc Mélenchon, qui s’en alla défier Le Pen dans son fief d’Hénin-Beaumont, avec les résultats que l’on sait. Cette tactique semble être un peu abandonnée depuis.
Les causes de cet échec sont multiples. Premièrement, il y a eu une sous-estimation évidente de l’imprégnation des idées du Front national dans l’électorat. Ce n’est pas par un assaut ponctuel que les choses changeront. Deuxièmement, cela a conforté l’un des éléments centraux du discours du Front national : il se prétend anti-système. Cette prétention lui donne une certaine aura, et chaque attaque contre lui renforce son caractère anti-systémique. Qu’importe que cela soit faux dans la réalité. Le Front national use fort bien des artifices rhétoriques, comme le montre ce fabuleux exemple de double-bind. Cela montre également que le socle électoral de l’extrême-droite est devenu assez stable, et qu’il y a peut-être maldonne en ce qui concerne la sociologie électorale. En effet, les classes populaires qui constituent le fondement du vote Front national sont peut-être celles qui sont le moins sensibles au discours anticapitaliste : les ouvriers et employés qui votaient auparavant pour le RPR. Difficile de trancher cette question. La raclée d’Hénin-Beaumont (même s’il faut la relativiser) montre également les limites du volontarisme politique et de l’usage médiatique de la télévision. Mélenchon, malgré toute sa faconde et sa virtuosité rhétorique, n’a pas su convaincre la majorité. L’histoire, comme souvent se répète : Bernard Tapie avait utilisé la même tactique lors du second mandat de François Mitterrand face à Le Pen, là aussi avec des résultats mitigés.
4. Etre lucide
Exercice des plus délicats, mais indispensable. Examiner la situation présente avec le plus d’acuité possible est la condition préalable d’une prise de décision politique efficace. Et là, les faits vont contre nous. Le meilleur exercice de lucidité de ces derniers jours provient sans doute du blog de Seb Musset. L’auteur a tout à fait raison. Dans les circonstances présentes, tout, des embouteillages au prix du gaz, de Tapie à Cahuzac, de l’Europe aux licenciements, tout profite au Front national. Le nier, prétendre que l’on peut aujourd’hui capitaliser sur le mécontentement, est un aveuglement quasi-criminel. Si la France se retrouvait demain dans la situation de la Grèce, ce n’est pas le Front de gauche qui en bénéficierait. Il n’y aura pas d’ « effet Syriza ». Par contre, le Front national deviendrait rapidement le plus grand parti de France. A partir de là, tout serait possible. Il suffit de connaître les cadres et les militants du parti frontiste pour faire des cauchemars à la simple idée de leur accession au pouvoir.
Il est ainsi tout à fait risible de voir des militants sincères rappeler sans cesse les affaires de corruption qui ont émaillé les mandats municipaux FN. Cette manœuvre n’aura aucun effet. Le FN ne dispose plus de mairies d’importance depuis bien longtemps. Il le sait et il en joue. Et, surtout, les électeurs savent très bien que le Front national ne se comportera pas forcément de meilleure façon que les partis de gouvernement s’il arrive un jour au pouvoir. Cet argument n’a aucune prise sur eux. Ce qu’ils veulent, c’est simplement briser la classe politique telle qu’on la connaît. Faire rentrer dans le jeu gouvernemental les sbires du national-populisme est la voie la plus facile pour cela. La voie la plus funeste aussi, mais les thèses du Front national ont presque toutes été légitimées par la droite classique, et l’original vaut supposément mieux que la copie… Pour l’instant, et heureusement, le Front national reste bloqué dans sa progression par sa sociologie. Cela fait plusieurs années, certes. Mais qu’arrivera-t-il s’ils percent dans l’électorat de la droite classique, retraités, professions libérales et bourgeoisie d’affaires ? Nous sommes peut-être à la veille d’un cataclysme.