L'apparition des armes à feu a-t-elle rendu possible l'émergence d'une pensée telle que : l'avenir pourrait et devrait désormais appartenir aux laborieux, à ceux qui se conforment aux codes moraux du travail, à son éthique, et qui acquièrent alors la puissance (le pouvoir) de renverser l'ordre souverain ancien. L'Ordre et la discipline se voit propulsés au sommet d'une machinerie infernale dont il n'est plus permis d'en interpréter un sens, d'en évaluer des valeurs car il n'y a plus que des non-valeurs (sinon financières) qui sont celles de la barbarie. Il est intéressant de remarquer que cette « révolution » militaire dont le texte qui suit en fait quasiment le fondement principal de l'émergence du capitalisme, apparaît en même temps que le renforcement du pouvoir et de l'influence (voire du despotisme – la « chasse aux sorcières » par exemple) de l'Église chrétienne en Occident aux environs du 14ème siècle, avant d'être supplanté par les Lumières et sa propre morale qui intronisa l'Homme à la place de Dieu.
Et puis... pour mettre en bouche, vous lirez bien une petite prose de notre compagnon Libertad :
http://www.non-fides.fr/?Le-Betail-patriotique
Max
Texte emprunté du site :
http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/le-big-bang-du-capitalisme-robert-kurz
Le « Big-Bang » du capitalisme
Capitalisme & Guerre : Une genèse historique du travail abstrait
Le mythe des Lumières, qui explique que notre système de production marchand s’est développé à partir d’un « processus de civilisation » (Norbert Elias), résultat d’un développement commercial pacifique, de l’industrie bourgeoise et de découvertes scientifiques, inventions qui ont augmenté notre niveau de vie, à rebours d’une culture brutale propre au soi-disant « Moyen-Âge » s’est révélé tenace. Le responsable de toutes ces belles choses est appelé “sujet autonome”, celui-ci s’étant supposément émancipé des rapports féodaux et agraires pour « libérer l’individu ». Quel dommage alors que cette forme de production qui naît de tous ces vertueux progrès est caractérisée par une pauvreté de masse, une paupérisation globale, des guerres mondiales, des crises et de destructions.
Les vraies conséquences destructrices et meurtrières de cette modernisation amènent à penser à une autre origine du capitalisme que celle issue du conte de fée officiel. Depuis que Max Weber a montré quelles connexions existaient entre protestantisme et capitalisme l’histoire des origines du monde moderne a été classée.
Avec une certaine dose d’ingéniosité bourgeoise, ce qui a conduit au monde moderne a été largement caché, pour que l’avènement heureux des libertés bourgeoises et du système de production marchande resplendisse d’une fausse lumière.
Il existe toutefois une autre approche que celle du récit historique officiel, qui révèle que l’avènement du capitalisme aux débuts de l’époque moderne n’est pas dû au développement pacifique des marchés mais étaient bien plutôt d’essence militaire. Il est vrai que dès l’antiquité il y avait de l’argent et des marchandises, des routes de commerce et des marchés plus ou moins grands, mais sans qu’il soit possible à un système marchand/monétaire totalitaire comme celui de l’époque moderne de naître. Ceux-ci étaient toujours, comme Marx l’avait compris, des “niches” économiques, positionnées en marge des économies agraires. L’idée que l’origine du système n’est pas seulement à trouver dans l’essor du protestantisme mais également dans l’innovation des armes à feu des débuts de l’époque moderne apparaît même chez Max Weber.
Mais Weber, idéologue notoire du vieil impérialisme allemand, n’avait manifestement aucun intérêt à approfondir et systématiser de telles intuitions. L’historien, sociologue et économiste Werner Sombart avait déjà fait spécifiquement attention aux origines militaires du monde moderne dans son ouvrage « Guerre et Capitalisme » de 1913. Mais lui aussi n’est pas allé plus loin, devenant bientôt militariste puis finalement, poussé par son antisémitisme, nazi. Plus d’un demi-siècle passa avant que ce lien entre genèse du capitalisme et « économie politique des armes à feu » refit surface, avec « Canons et Peste » (1989) de l’économiste Karl Georg Zinn en Allemagne et « La révolution militaire » (1990) de l’historien Geoffrey Parker dans l’aire anglo-saxonne. Bien que ces études contiennent d’importantes pièces à conviction, ils restent en partie bienveillants à l’égard du capitalisme et de ses origines. La vision féérique du processus de modernisation provenant des Lumières fut autorisée implicitement à continuer de nous rendre aveugle.
Les ratés du matérialisme historique
On pourrait penser qu’une critique sociale radicale issue du milieu marxiste serait destinée à reprendre cette question où l’avait laissée ces penseurs bourgeois et à l’approfondir. C’était Marx, après tout, qui avait analysé non seulement cette logique fonctionnelle destructrice qu’est celle du « sujet automate » et saisi cette forme sociale appelée « travail abstrait » détachée des besoins, mais également décrit sans complaisance l’histoire du capitalisme – qui fut tout sauf civilisée –, par exemple dans son chapitre consacré à l’accumulation primitive. Il doit toutefois être admis qu’au sein même de cette description, l’origine militaire de l’accumulation capitaliste et sa logique demeurait sous-estimée. Le marxisme suite au décès de Marx a également échoué à reprendre cette question là où il l’avait laissée : l’histoire du développement préindustriel du système de production marchand était troublante parce que, en termes de doctrine marxiste, celle-ci était particulièrement ambiguë.
Il y a, en fait, une raison à l’intérieur des théories de Marx qui explique pourquoi ce lien, si inconfortable pour nombre d’apologistes bourgeois, devait être supprimée par ceux qui proclamaient être ses héritiers. Une conception centrale du matérialisme historique veut en effet que l’histoire soit une succession d’étapes « nécessaires » de développement au sein duquel chaque mode de production (y compris capitaliste) à sa place et a une « mission civilisatrice » (Marx). Une histoire de l’avènement du capitalisme dépeignant celui-ci comme un nouveau-né barbare (Marx explique que celui-ci naît « avec du sang et de la boue sortant de chaque pore ») étant incompatible avec une telle théorie, ce qui nous a été légué par Hegel et ses prédécesseurs des Lumières fut simplement appliquée selon une logique plus matérialiste et renouvelée de façon « socialiste ».
Si cette logique d’exploitation et de travail abstrait propre au capitalisme n’était pas née du développement des forces productives des sociétés agraires modernes, mais plutôt par un développement spectaculaire des forces de destruction, s’imposant de l’extérieur à l’économie naturelle au lieu de se développer en son for intérieur, cela contredirait sérieusement cette conception du matérialisme historique.
Pour préserver ce paradigme métathéorique, historique et philosophique, ses défenseurs marxistes durent « oublier » l’histoire de l’avènement du capitalisme ou décrire faussement celui-ci. La motivation principale fut clairement de ne pas apparaître comme « réactionnaires », mais c’était une mauvaise idée, une de celles qui émerge fréquemment de l’idéologie bourgeoise. La mythologie du progrès issue des Lumières, d’une part et sa contestation par certains réactionnaires - pessimistes culturels et romantiques agrairiens - d’autre part étaient en fait deux faces d’une même pièce. (…)
(…) Les théories du matérialisme historique, en conclusion, ne doivent s’appliquer qu’à une seule forme sociale (capitaliste). La question reste toutefois entière sur l’origine militaire du capitalisme.
Des armes “non-conventionnelles”
À un certain moment du 14ème siècle, quelque part en Allemagne du Sud, il y a dû avoir une puissante explosion ; un mixte de salpêtre, de souffre et d’autres composants chimiques explosa. L’audacieux moine qui avait fait cette expérience s’appelait Berthold Schwarz. Nous n’avons pas plus d’informations à son sujet, mais cette explosion peut être qualifiée de « big bang du capitalisme ». Il doit être noté également qu’en Chine on connaissait déjà depuis longtemps ces explosifs, et qu’on avait utilisé ceux-ci pour de splendides feux d’artifices mais également en cas de guerre. Les Chinois n’avaient toutefois pas pensé à utiliser ces explosifs comme armes de longue portée (…). Cette utilisation fut réservée pour notre pieuse Europe chrétienne. La plus ancienne utilisation d’un canon date de 1334, quand Nicolas I de Constance défendit sa cité de Meersburg avec l’un d’entre eux.
L’arme à feu était née, arme jusqu’à présent sans rivale quant à sa puissance de destruction. Cette innovation fondamentale de l’époque moderne amena tout d’abord une “révolution militaire » (Parker) qui marqua l’ascension historique de l’Occident. Les conséquences de ces armes de longue portée étaient déjà connues au Moyen Âge. Des craintes idéologiques surgirent lorsqu’aux alentours de l’an mil on importa des nouvelles arbalètes d’Orient. Le second conseil de Latran interdit cette arme de guerre en 1129, considérant celui-ci comme « non-conventionnel ». Ce n’était pas pour rien que l’arbalète devint rapidement une arme de choix pour voleurs, brigands et rebelles.
Les armes à feu rendirent ridicules militairement parlant chevaliers et autres combattants à cheval du Moyen-âge. Grimmelshausen [un auteur/traducteur allemand du 17ème siècle], (…), écrivit dans son Simplicissimus : « Ce qui fit de moi un homme si grand est qu’un écuyer pouvait désormais tuer un des plus courageux héros du monde (…) ».
Les armes à longue portée ne restèrent plus longtemps aux mains des seuls marginaux. La nouvelle technologie ayant fait ses preuves, il n’y avait plus aucune raison de se retenir de l’utiliser. Les seigneurs, grands et petits, craignant d’être marginalisés, s’empressèrent d’acquérir ces nouvelles armes. Aucun conseil n’y ferait rien ; ces nouvelles armes de destruction se répandirent comme une traînée de poudre. La technologie des armes à feu progressa particulièrement vite au sein des villes de l’Italie du Nord, avec leur savoir-faire particulièrement impressionnant. L’ensemble des découvertes de cette époque furent subordonnées à l’art de construire et d’utiliser des canons.
Le théoricien italien Antonio Cornazano décrivit l’importance décisive des armes à feu au début du 16ème siècle, faisant l’apologie des canons et désignant ceux-ci affectivement comme « Madame La Bombarde, avec son fils fusil. Cet engin diabolique rend obsolète ses concurrents et conquiert n’importe quelle ville, faisant trembler des armées entières au son du canon. »
Des armes encore meilleures et des canons encore plus larges et à plus grande portée furent construits […] En réponse, de nouvelles techniques de fortifications furent développées. La première modernisation fut en même temps une course aux armements et ce processus s’est répété encore jusqu’à nos jours, symbole même de cette modernisation. Plus larges et technologiquement développés furent ces engins de mort, plus prononcée fut l’altération des structures sociales due à la « révolution militaire ».
Le Moloch militaire
Il devint rapidement clair que cette révolution militaire n’aurait pas pour unique conséquence un simple changement de technologie militaire. Les transformations qui en résultèrent quant à l’organisation logistique militaire pénétrèrent profondément à l’intérieur des relations sociales. Jusqu’alors, l’organisation militaire et l’organisation civile au sein des sociétés agraires étaient pratiquement identiques. Chaque citoyen était aussi membre des forces armées, avec des obligations militaires. Une armée n’était rassemblée que lorsqu’une très haute autorité, empereur, roi, duc ou consul, faisait un « appel aux armes » et entraînait ces citoyens-soldats dans un conflit. Entre chaque conflit, il n’existait pratiquement pas d’appareil militaire permanent. Même si des grands empires comme celui de Chine ou celui de Rome avaient des armées permanentes plus ou moins puissantes, celles-ci n’avaient qu’un effet superficiel sur l’ensemble des méthodes de production ou mode de vie dans une société, aussi coûteuses ou élaborées qu’elles étaient.
La différence décisive réside dans l’équipement. Les guerriers prémodernes ramenaient avec eux armes et autres accessoires militaires (…). Casques, boucliers et épées pouvaient être produits par n’importe quel forgeron, et chaque garçon savait utiliser un arc et des flèches. La logistique guerrière pouvait être organisée de façon décentralisée. Ceci correspondait d’ailleurs aux relations décentralisées propres aux sociétés agraires développées. L’autorité centrale, même despotique, avait une influence limitée, surtout au quotidien.
Les armes à feu rendirent tout ceci complètement obsolète. Les mousquets et canons ne pouvaient être produits localement puis stockés chez soi, ou même transportés par une seule personne. Les instruments de mort avaient soudainement changés de dimension et détruit nombre de relations humaines. Le canon est d’ailleurs à certains égards l’archétype du monde moderne : un outil qui commence à dominer celui qui l’utilise. Une nouvelle industrie de l’armement naquît, servant de prototype pour une future industrialisation (…).
L’appareil militaire commença à s’émanciper de l’organisation sociale civile. La guerre devint une occupation spécifique, tout comme l’armée devint permanente, commençant à dominer l’ensemble des structures sociales, comme montre Geoffrey Parker dans son ouvrage : « En parallèle avec ce développement, on assista à une croissance marquée de la taille des armées à travers l’Europe (forces armées de nombreux États multipliées par 10 entre 1500 et 1700), et à l’adoption de nouvelles stratégies encore plus ambitieuses et complexes pour diriger de telles armées. (…) [La] révolution militaire, finalement, accentua dramatiquement l’impact social des activités guerrières : plus il y avait de coûts, plus il y avait de dégâts, et plus il y avait de problèmes administratifs posés par l’existence de telles armées » (Parker 1988, 2).
De cette façon d’immenses ressources sociales furent destinées à des fins militaires, à un niveau jamais atteint jusque-là. À l’occasion, il y avait déjà eu du gaspillage de ressources sociales liées au domaine militaire, mais jamais aussi longtemps et à une telle échelle. Le nouveau complexe militaire se transforma rapidement en un insatiable Moloch engouffrant des quantités énormes de matériel et pour qui de meilleures possibilités de développement social furent sacrifiées. (…) Les sociétés prémodernes consommaient relativement peu en termes d’armement ; à côté de celles de l’époque moderne, leurs guerres semblent presque d’inoffensives querelles.
À cet égard, Karl Georg Zinn fait une comparaison encore moins flatteuse pour l’époque moderne : « Par rapport au développement technologique de l’armement au 14ème siècle, l’époque médiévale (…) disposait de forces militaires relativement faibles. La guerre et l’armement ont pesé bien moins lourd sur leur société que sur celle de l’époque moderne. La proportion de surplus agricole utilisé à des fins destructrices resta relativement faible au cours du Moyen-âge ; autrement ils n’auraient pas pu investir dans l’agriculture, comme il n’y aurait pas eu autant de cathédrales, de nouvelles cités ou de forteresses d’érigées. La différence fondamentale entre l’époque médiévale et moderne réside en une divergence au niveau du progrès technologique : progrès agricole au Moyen-Âge, progrès de l’armement et du luxe négligeant l’agriculture à l’époque moderne. »
« Madame La Bombarde » ne dévora pas seulement une partie disproportionnée du produit social, mais donna également à l’économie monétaire un coup de pouce décisif, jusque-là limitée. L’expansion productive de l’agriculture et de l’industrie pastorale n’aurait pas suffi à l’émergence de l’argent comme puissance dominatrice anonyme. Au cours du millénaire il y a toujours eu des avancées techniques, mais on en profitait généralement (…) pour faire moins d’efforts plutôt que pour accumuler du capital monétaire. Une forme aussi violente de développement productif ne pouvait être imposée que de l’extérieur, en l’occurrence par un complexe militaire complètement détaché du social. »
La production d’armes à feu ne pouvant plus être conduite de façon décentralisée à l’intérieur de l’économie agricole et domestique, elle devait être centralisée. Idem pour l’appareil militaire et ses armées permanentes, remplies de tueurs professionnels ne pouvant plus subvenir à leurs propres besoins. La seule forme de reproduction compatible avec l’asociale machine militaire était l’argent. Les besoins sociaux étant coupés de l’abstraction destructrice de l’appareil militaire, l’argent apparaissait comme une forme adéquate pour cette nouvelle abstraction. L’économie de guerre permanente et l’indépendance structurelle d’armée à grande échelle fut traduite, socialement parlant, en une expansion similaire de l’argent comme médiation sociale. Celle-ci provient peut être d’autres sources, mais elle se répandit principalement comme conséquence de la « révolution militaire ».
Financiers de guerre, Condottieri et Lansquenets
Chefs de mercenaires du début de l’époque moderne (Condottieri), mousquetaires et canonniers sous leur commandement étaient les premiers à être libérés complètement des impératifs de reproduction agraire et des obligations sociales. Leur existence, dès lors, servit de prototype à la forme sujet elle-même, qui, naissante à l’époque moderne devait évoluer en principe social général comme scission entre travail et besoins.
Les analyses de l’historien culturel Rudolf Zur Lippe montrent comment ces nouveaux et sanglants « fabricants de morts » servirent de modèle au salariat moderne et à son management : « La planification des opérations militaires (…) devait se soumettre à l’impératif du profit. Les notions chevaleresques d’honneur et de courage n’étaient plus de mise. (…) La grande masse des guerriers fut transformée en soldats-salariés dont les commandants étaient rémunérés par des fonds royaux ou des offices. (…) Les canons servaient à des buts de guerres aussi abstraits que l’accumulation de capital. (…) Le nombre de lansquenets ne représentant rien de plus que celui qu’on pouvait payer, l’abstraction des destructions causées en furent sa conséquence logique. » (Zur Lippe 1988, 37)
Le vieux capital mercantile ne fut pas une cause première de cette relation entre travail abstrait et innovation militaire, comme voudrait l’ontologie du matérialisme historique. Le canon, cette abstraite machine à tuer, ne fut pas une réponse au capital mercantile déjà en train de s’accumuler de façon abstraite, mais exactement l’inverse ; la genèse de cette forme était due à la « révolution militaire » et à ses conséquences sociales.
Le matérialisme historique est confronté ici à un problème, puisque ce [big bang] (…) ne se conforme pas à la dialectique des « forces productives et rapports de productions » qui en réalité est un résultat du mode de production capitaliste. (…)
En réalité, l’intérêt abstrait d’accumuler et l’économie monétaire moderne des entrepreneurs libres ne pouvait pas émerger immédiatement des marchands et artisans urbains médiévaux. Ces groupes, situés aux marges de la société agraire, y restaient fermement attachés via des guildes et autres associations commerciales caractérisées par un système d’obligations mutuelles et de traditions. Leurs marchés n’étaient pas caractérisés par une compétition libre et encore moins par une logique abstraite d’accumulation. Ce ne fut pas avant l’avènement des clans de marchands comme celui des infâmes Fuggers qui devinrent financiers militaires (…) que cette logique changea. (…) Ces financiers cherchaient à obtenir des revenus monétaires exorbitants. Ce calcul mercantile, libéré de toute obligation sociale, était celui des capitaines de mercenaires. La rationalité abstraite du management capitaliste moderne se répandit du bout du canon, des fusils et des pièces d’artillerie aux mains d’assassins professionnels, non pas pour l’intérêt général.
L’utilisation de mousquets et de canons fut à un certain point une forme primitive de « travail abstrait » […] Le « travail abstrait » désigne n’importe quelle activité faite pour de l’argent, où ce qu’on fait à relativement peu d’importance. Le sujet monétaire moderne dans sa forme originaire a poussé cette indifférence jusqu’à risquer sa vie ou celle des autres. L’objectivation du monde à l’abstraite logique du profit incluait l’objectivation individuelle à travers ce risque. Les entrepreneurs et travailleurs de la mort étaient ensemble prototypiquement ce sujet-objet de l’histoire, qu’il s’agisse du capitaine mercenaire manager ou des soldats-salariés. Peu importe qui se bat ou pourquoi, dans quelle branche de production l’argent est investi, quel genre de travail on effectue ; tant qu’on en obtient un prix satisfaisant il n’est pas important de savoir combien d’endroits a-t-on détruit.
Le nihilisme monétaire s’est déguisé sous l’apparence d’une vie paysanne. Le blé [expression française] (ou du foin [expression allemande]) fut une des premières expressions pour designer l’argent, et chacun cherchait à « faire de l’argent comme du blé [ou du foin] », sans se soucier d’autre chose, comme l’indique une chanson de lansquenets
On se fiche
Du Saint Empire romain
S’il crève aujourd’hui ou demain
Pour nous ça ne change rien
Et s’il tombe en miettes
Tant qu’il y a du blé [ou du foin] à gagner
On le maintiendra en l’état
Les simples soldats au sein des appareils militaires en développement (…) expérimentèrent en premier l’absence de travail. Quand il n’y avait plus d’argent (…) de nombreux mousquetaires et canonniers étaient renvoyés ; ils se retrouvaient alors littéralement jetés dehors et étaient craints comme clochards-vagabonds, voleurs ou assassins occasionnels. L’image du soldat sans racines et souvent sans emploi était un phénomène de masse.
Vers une société gouvernée par l’argent
Les trophées de guerre et autres emprunts à des financiers ne suffirent toutefois pas à faire fonctionner l’armée moderne. La reproduction sociale dans sa totalité était épuisée de nourrir cette machine et en même temps elle était soumise à l’argent-forme. Premièrement, cela signifiait monétiser l’impôt. Tandis que l’impôt en nature était lié à une production agricole réelle, l’impôt monétaire faisait abstraction des conditions naturelles et imposa sa logique, celle de l’appareil militaire, aux activités quotidiennes.
L’insatiable faim d’argent du régime des armes à feu en vint à dominer l’ensemble des activités sociales. Selon des calculs récents, l’impôt augmenta de 2200 % du 15ème au 18ème siècle. L’imposition de cette logique monétaire entraîna une démoralisation massive, ainsi que l’attestent de nombreuses sources.
Même Rousseau raconte [ça] dans ses Confessions (…) : « (…) Je suis entré dans sa maison [au paysan], à moitié mort de faim et de soif. Je pria [celui-ci] de me fournir un repas en échange d’argent. Il m’offrit du lait [frelaté] et du pain dur, m’expliquant que c’était tout ce qu’il avait. (…) Le fermier, qui m’avait longuement questionné, conclu de mon appétit que mon histoire était vraie. Après m’avoir expliqué qu’il pouvait bien voir que j’étais un bon, un honnête jeune homme et que je n’étais pas venu le dépouiller, il ouvrit une petit trappe à côté de sa cuisine, monta dedans et revint un moment plus tard avec une crêpe (…). Quand vint l’heure de payer il devint nerveux et inquiet ; il ne voulait pas d’argent (…) et je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il craignait. Finalement, tremblant, (…) il m’informa qu’il cachait son vin et son pain des autorités fiscales, et qu’il serait perdu si on commençait à croire qu’il ne mourrait pas de faim ».
Ces agents fiscaux représentaient, aux côtés des financiers de guerre et des condottieri, un autre prototype du marché libre en ce sens qu’ils achetaient à l’État le droit de collecter l’impôt. Et si certains ne pouvaient pas payer, on leur confisquerait vache ou outils (…) pour en retirer de l’argent.
La conversion des fruits naturels en impôt monétaire et son augmentation exorbitante était toutefois incapable de satisfaire l’appétit monétaire des machines de guerre. Les despotes militaires modernes commencèrent alors à fonder leurs propres entreprises productives en dehors des guildes et autres associations de commerce ; l’objectif de telles entreprises n’étaient désormais plus de satisfaire des besoins mais seulement l’acquisition d’argent. Ces manufactures d’État et autres plantations produisirent, première historique, pour un marché anonyme et large, qui devint une condition préalable au marché concurrentiel libre. Comme personne ne voulait servir de travailleurs salariés bon marché, on utilisa des fous et des esclaves des périphéries. Des nouveaux crimes furent même inventés pour obtenir plus de main-d’œuvre. Les (…) nouveaux pénitenciers et maisons de travail du marché libre, développés durant la monétisation forcée de la société, compléta l’illustre collection des prototypes de l’entreprise libre.
La guerre, mère de l’État moderne
Les condottieri, qui se vendaient avec leurs armées privées au plus offrant, était une forme de transition. Les administrations princières, d’abord seulement clients, allaient bientôt prendre ce problème en main. Ce qui deviendrait plus tard une loi de développement de l’économie moderne fut d’abord celle des grandes puissances engagées dans des guerres : ceux qui étaient gros mangeaient ceux qui étaient petits.
Une fois lancé par l’automatique dynamique de la « révolution militaire », l’ensemble des États modernes – tout juste nés – se livrèrent une guerre sans merci. Dans ces bains de sangs sans précédent ils testaient leurs forces, qui résidaient (…) dans l’utilisation de technologies à grande échelle, pour se préparer à conquérir l’Europe […] C’est à ce moment-là que l’État moderne, envers de l’argent, naquit.
Cette dynamique fut accélérée par l’invasion des Amériques. À l’instar du développement de technologies militaires modernes, l’expansion coloniale en Amérique du Nord comme du Sud (impensable sans armes à feu) développa l’appétit des machines militaires pour l’argent. (…) Des aventuriers comme Pizarro massacrèrent des nations indiennes entières avec juste quelques canons et mousquetaires. Le colonialisme et l’économie de l’armement se renforcèrent mutuellement. Le trafic continu à travers l’Atlantique demanda d’importants programmes de construction navale, qui ne pouvaient être effectués que par l’économie monétaire abstraite. La « guerre qui construit l’État” pris une dimension transcontinentale. La logique des canons conduit à celle de l’hégémonie mondiale. La guerre de Sept Ans (…) de 1756 à 1763 entre Prusse et Angleterre d’un côté et Autriche, Russie et France de l’autre fut ainsi une guerre mondiale, prenant place en Europe, en Inde et en Amérique du Nord.
L’histoire était désormais une suite de plus en plus rapide de conflits militaires. Geoffrey Parker explique ainsi que l’ère moderne fut incomparablement plus guerrière que l’ensemble des autres époques, en termes de fréquence comme en termes de longueur et d’échelle. La concentration et militarisation de l’économie conduisit nécessairement à une centralisation sociale. La logique du gros poisson mangeant ces congénères plus petits n’était pas valable qu’au sein des relations entre États, mais également au sein des États eux-mêmes. Jusqu’au 16ème siècle il n’y avait pas d’administration organisée s’imposant d’en haut. Les gens ordinaires devaient payer des taxes sous forme de produits naturels ou de corvées, mais étaient sinon laissés à eux-mêmes. Les institutions étaient autonomes et limitées dans leur autorité. Il y avait même des régions importantes où des fermiers et artisans libres étaient armés et ne connaissait aucun féodalisme (…).
La modernisation ne conduisait à rien d’autre qu’à détruire ces formes d’économies autonomes de l’extérieur et d’en haut pour soumettre tout un chacun à « l’économie politique des armes à feu » par l’impôt monétaire puis par l’imposition du travail abstrait. Des guerres de paysans du 15ème-16ème siècle aux Luddites du 19ème siècle, des producteurs indépendants se défendirent par des rébellions désespérées contre l’oppression exercée par l’abstraite économie monétaire et son corollaire militaire. Toute résistance fût brutalement réprimée. L’appareil d’État absolutiste, bâtit sur l’invention des armes à feu, imposa ses objectifs avec force.
L’économie sans contraintes socio-culturelles
Derrière l'omniprésente obsession moderne de gagner de l’argent réside l’infernal bruit du canon. Ceux-ci enclenchèrent une dynamique de profondes transformations sociales (…). “L’économie politique” des armes et de l’appareil militaire, détaché du social et seulement reproductible via l’abstraction-travail, devint indépendant de son dessein originel. Des despotes modernes assoiffés d’argent naquit l’idée de “valorisation", qui prit pour nom « capitalisme » au début du 19ème siècle. Le bouclier rigide de l’étatisme militaire fut mis de côté uniquement pour permettre à l’empire de l’argent nouvellement indépendant de progresser comme une fin en soi à l’intérieur d’une économie désormais sans contraintes socio-culturelles, et pour donner naissance à l’omnipotente compétition anonyme de tous contre tous.
Cette forme de compétition totale porte (…) ses origines dans une guerre totale, même dans sa terminologie. Ce n’est pas une coïncidence que Thomas Hobbes, fondateur du libéralisme étatique moderne, déclare que l’état naturel de l’homme est « une guerre de tous contre tous » […] Les Lumières transformèrent l’impératif de “l’économie sans contraintes” en une abstraction ontologique-philosophique du « sujet autonome » au 18ème siècle, qui avait été quoiqu’il en soit prédéfini par le totalitarisme de la forme-valeur. Le socialisme, d’un autre côté, fit de l’État un sujet transcendantal, pôle opposé d’une même ontologie bourgeoise et hérita donc de l’origine guerrière du monde moderne. Le marxisme du mouvement ouvrier avait une raison inconsciente d’adopter l’expression « armées du travail ».
La fin en soi de la valorisation de la valeur et du travail abstrait a depuis longtemps été internalisée et accepté comme naturel au sein des démocraties-marchés globales du présent. Elles ont encouragé à l’extrême l’omnipotence de l’argent sur nos vies et l’administration bureaucratique des êtres humains correspondante. Les droits et libertés, l’autonomie et la responsabilité, la politique et ses partis restent à ce sujet toujours muets.
Une critique radicale du capitalisme restera bloquée aussi longtemps qu’elle partage son ontologie avec celle des bourgeois. La plupart des critiques de cette dernière adhèrent eux-mêmes à cette ontologie bourgeoise. Implicitement ou explicitement ils essayent de se rassurer avec des constructions ontologiques des Lumières bourgeoises et adoptent une position agnostique sur l’origine réelle du monde moderne en expliquant de façon contrefactuelle que notre système capitaliste émergea directement des anciennes sociétés agraires.
Une pensée critique et émancipée anti-moderne ne doit pas être une idéologie réactionnaire, mais devrait sérieusement songer à une « dialectique négative » (…) ; en gros, cela détruira l’ontologie du sujet des Lumières une bonne fois pour toutes. Cela inclue une nouvelle évaluation de l’histoire, une qui n’ignorera plus l’origine de l’époque moderne : « l’économie politique des armes à feu ».
Bibliographie
Norbert Elias: Über den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen. Frankfurt/Main 1990, first1936.
Norbert Elias, Sur le processus de civilisation.
Rudolf zur Lippe: Vom Leib zum Körper. Naturbeherrschung am Menschen in der Renaissance. Reinbek bei Hamburg 1988, first 1974.
Karl Marx: Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Erster Band. Berlin 1965, first 1867.
Karl Marx, Le Capital.
Geoffrey Parker: The military revolution. Military innovation and the rise of the West, 1500 - 1800. Cambridge - New York 1988.
Geoffrey Parker, La révolution militaire.
Karl Polanyi: The great transformation. New York 1975, first 1944.
Karl Polanyi, La grande transformation.
Werner Sombart: Krieg und Kapitalismus. München 1913.
Werner Sombart, Guerre et Capitalisme.
Max Weber: Die protestantische Ethik. Tübingen 1984, first 1920.
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme.
Max Weber: Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie. Tübingen 1985, first 1922.
Karl Georg Zinn: Kanonen und Pest. Über die Ursprünge der Neuzeit im 15. und 16. Jahrhundert. Opladen 1989.
Karl Georg Zinn, Canons et Peste.
Texte original de Robert Kurz
Traduction de l'allemand à l'anglais par John Carroll
Traduction de l'anglais au français par Armel Campagne